Katmandu la braillarde
Les nuages s’amoncellent en créneaux et mâchicoulis, courtines, tours boursouflées et donjons impérieux. La construction incertaine s’élève encore un peu puis, hésitante, vacille pour s’écrouler enfin, Badaboum, dans un grondement de tonnerre, sur les badauds alignés le long de la rivière Bagmati. Quelques parapluies éclosent alors que l’averse déclenchée par Shiva balaie les scories des crémations précédentes, aussitôt emportées par les eaux boueuses et douteuses. Malgré le rideau solide de pluie, les corps abrités sous un abri de tôle continuent à se consumer avec parfois de curieux sifflements, de sinistres craquements. Quatre enfançons, peut être cinq s’aventurent au milieu des hautes herbes de la rive. L’un d’eux, le plus téméraire, se dénude entièrement et, sans une hésitation, plonge dans les flots pour se laisser porter par l’eau noire parmi les débris flottants. Les autres s’apprêtent à l’imiter mais une bande de macaques dévale des murailles multiséculaires surplombant la rivière en montrant leurs dents jaunes. Ils chassent avec des cris stridents les mômes qui se réfugient grelottants auprès de quelques adultes indifférents. Alors que je m’apprête à les rejoindre, une horde de chiens maigres fonce sur les singes aux culs rouges et fait bientôt place nette tandis qu’un épais nuage noir s’échappe d’un foyer.
A Katmandou la braillarde, à Katmandou la chaotique, je retrouve la Vie, ou plutôt la grande Roue de la Vie. Telle le moyeu d’un ricksaw cabossé, elle tourne tant bien que mal, parfois en grinçant, avec ses esprits tantôt jaloux, tantôt affamés, tantôt proies, tantôt prédateurs ; ses hommes tantôt généreux, tantôt laborieux, et ses dieux. Un monde se fait dans la rivière et se dénoue dans la fumée âcre des brasiers. A Katmandou, indispensable sas entre nos impeccables horizons figés et l’éternité des crêtes Himalayennes, je retrouve la véritable dimension de l’homme.