Lors de la rédaction du mon livre "Du Courage", à paraître fin avril 2021, je me suis amusé à relater un bref épisode de mon enfance que je n'ai finalement pas retenu dans la version finale afin de resserrer mon propos. Dommage? A vous de voir…
Vacances de Noël 1967-68
Je ne suis alors qu’un minot de sixième parti en stage compétition à Serre-Chevalier. Si après mes acrobaties sur les murailles du fort de la Bastille[1], j’ai acquis l’estime des pensionnaires de mon collège, il me reste à la gagner auprès de mes entraineurs et camarades du GUC — Grenoble Université Club. Mes parents m’ont en effet inscrit à la section « Jeunes » de ce club prestigieux. Bon skieur, je n’en demeure pas moins, malgré mon mètre cinquante cinq, l’un des plus jeunes et des moins bien classés. Trop vite grandi, manquant de tonicité et mal à l’aise avec mon corps, je redoute particulièrement les séances d’entrainement de slalom spécial. Rien à voir avec les meilleurs éléments du club ; des minimes et cadets qui parlent de filles avec une voix grave, et qui portent fièrement le pull-over saumon à bandes noires des «Espoirs Régionaux ». Nous logeons dans un vieux chalet sans confort, à proximité d’un bar-crêperie équipé d’un juke-box qui diffuse entre, un Claude François et un Hugues Auffray, les chansons à la mode : No milk today, a whiter shade of pale. Après notre journée de ski, les plus fortunés d’entre nous s’offrent un coca-cola et une crêpe au chocolat. Je me contente d’une limonade. Si mes souvenirs sont parfois brouillés, je me souviens fort bien de cette succession d’épisodes neigeux et de froid polaire. Une température de -30°C a même été mesurée au sommet de Serre-Chevalier avec un fort vent du nord. Hors de question de faire skier des enfants et des adolescents à cette altitude avec ce froid ! Nous nous contentons ainsi, jour après jour, de « taper du piquet », dans le bas de la station où nous subissons les braillements de Joubert, notre entraineur en chef, un ancien de la Compagnie Stéphane[2], une personnalité taillée à angles vifs, un fort en gueule !
« Les épaules face à la pente ! » « Assis-toi, en appui sur ton ski extérieur ! » « Putain, t’as rien dans les guiboles… », « Quel bon à rien ! » Les cris fusent sans cesse. Plus d’une fois, je m’arrête au bord de la piste, après avoir manqué une porte, les larmes aux yeux, devant mes camarades rigolards et moqueurs. Je me console en me rappelant les paroles d’un autre entraineur qui m’a promis un bel avenir en descente, la discipline reine des jeux Olympiques, l’épreuve favorite de Jean-Claude Killy. Trop jeune, je n’ai le droit d’y goûter que par intermittence et sur de courtes sections peu pentues afin de travailler ma position de recherche de vitesse. Bien plus haut, au sommet de la station, malgré les conditions atmosphériques, les membres de l’équipe de France universitaire s’entrainent justement sur la piste de descente du Grand Serre. Reconnaissables à leurs casaques moulantes blanches et bleues et à leurs grands skis : des VR17 noirs à bandes jaunes, nous les croisons parfois en début et fin de journée, quand ils embarquent ou débarquent de la télécabine. Je reconnais Patrick Russel, leur leader, un membre du GUC, qui répond volontiers à mon salut et à mes questions :
— Ça caille là-haut Patrick ?
— Plus que ça encore…
— C’est raide ?
— Plus que ça encore !
— Tu as déjà dépassé les 100 km/heure ? …
Ah si seulement, nous pouvions échapper à la garde vigilante du terrible Joubert et aux lignes de piquets de notre stade de slalom ! Je rêve d’imiter mes ainés, de skier enfin en liberté et d’étrenner mon cadeau de Noël : un casque de ski « équipe de France »! Enfin, un matin un peu moins glacial que d’habitude, après une nouvelle chute de neige, Joubert nous libère une matinée de ski sans chaperon. Pourquoi attendre ? Nous prenons, malgré le froid, la première benne qui mène au sommet. Le paysage, recouvert par une épaisse couche de neige, a pris des airs d’Antarctique. Une dameuse achève de préparer la piste de descente : un mur raide comme la mort suivi par une compression qui mène à une cassure, puis après un long vol, à un replat masqué par le relief. Le froid mordant et l’arrivée possible d’un entraineur qui interdirait une telle entreprise, nous invitent à une décision rapide.
— Pas chiche d’y aller!
Les crâneurs de l’équipe Espoir se contentent de regarder les spatules de leurs skis en silence.
— Une crêpe au chocolat à celui qui y va, fait un petit malin.
Pourquoi me suis-je avancé ? La crêpe au chocolat ? Le simple désir de vitesse ou bien la volonté inconsciente de réparer les humiliations répétées ? Sans doute un savant mélange de bonnes et de moins bonnes raisons. Je serre la jugulaire de mon casque, abaisse et ajuste mon masque. Il faut y aller avant de trop réfléchir. Position de départ. Sous mes skis, pas d’autre trace que le rouleau de la dameuse. Un bref élan… Aussitôt, happé par le vide, les jambes écartées, je cale le haut des bras sur les genoux et me mets en position de recherche de vitesse. L’accélération est franche. Mes skis se mettent à vibrer. Attention à ne pas les laisser partir. Le moindre écart serait catastrophique ! Mon casque siffle. La vitesse est à présent trop élevée pour pouvoir freiner et m’arrêter sans chuter dangereusement. La compression me tasse sur mes skis à la limite du déséquilibre. La cassure, enfin… Je m’envole en restant groupé et en baissant les bras comme j’ai appris à le faire. A cet instant précis, je réalise que la dameuse n’a pas travaillé cette portion de piste. J’atterris à plus de 80 km/h dans la neige profonde, creusant une profonde tranchée, éparpillant les miettes de mes skis et de mes bâtons sur un large périmètre…
Excessive témérité plutôt que courage ? Mais comment tracer une frontière entre les deux ? Comment même parfois démarquer le courage de la lâcheté ?
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