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Gérard Guerrier

"Haute Tension" Un chapitre inédit de "Eloge de la Peur"

Saint André les Alpes, le 6 août 1987



Les fines bandes de K7 fixées sur les haubans de mon aile delta frémissent à peine. Au Nord, pourtant, quelques embryons de cumulus commencent à se former au-dessus des reliefs. Midi… Trop tôt encore pour décoller !

—Vas-y, c’est tout bon… s’énerve un concurrent installé derrière moi.

— Tout bon, tu parles… Juste pour aller au tas. Si tu veux y aller, prends ma place !

Comme à mon habitude, j’ai choisi de monter mon aile sur la première ligne afin de partir parmi les premiers et, une fois en l’air, minimiser les risques de collision. L’excité ne bouge pas. Une trentaine d’autres pilotes s’impatientent derrière les trois ailes placées dans les couloirs de décollage.

Quelle chaleur ! Engoncé dans ma combinaison et mon harnais, je sue à grosses gouttes, essuie la buée de mes lunettes de soleil et chasse d’une main les taons qui me tournaillent autour. Les prévisions n’annoncent pourtant aucun orage, juste une forte instabilité en marge d’un front froid qui doit se rapprocher dans la soirée. Les organisateurs du championnat ont ainsi organisé une épreuve de vitesse sur l’axe Saint-André — Briançon : un peu plus de 100 km à vol d’oiseau. Nous devrions être tous au sol et en sécurité avant que les conditions se dégradent. En attendant, j’observe le moindre indice d’ascendance. Plus au Nord, vers les antennes, l’habituelle et tapageuse bande de chocards est toujours à terre. Ah si, un téméraire se lance enfin encouragé par les cris de sa fratrie … Mais, fausse alerte, après quelques battements d’aile, il se repose. Trop tôt pour lui aussi !

— Tu décolles ? me relance l’excité de service. Tu as peur ou quoi ?

Peur de quoi ? Imbécile ! De louper mon vol en décollant trop tôt, certainement. Sinon… Voilà quelques années que la peur ne m’importune plus aux décollages. La force de l’habitude sans doute. Avec un bon millier d’heures de vol, j’ai décollé de falaises et de glaciers, vent de travers ou même dans le dos, survolé des zones sans aucune possibilité d’atterrissage, posé dans des pierriers de hautes montagne ou sur des pentes où je devais me raccrocher aux herbes pour ne pas tomber en arrière ! Il est vrai que le passif de ce bilan comptabilise un bon nombre de frayeurs et d’accidents. A cela s’ajoutent quelques peurs, ou plutôt non, des craintes récurrentes, comme celles de casser mon aile dans de fortes turbulences, heurter une ligne de Haute Tension ou bien encore atterrir dans un lac sans pouvoir m’extraire de mon harnais et mourir noyé. Mais là, non, vraiment. Je n’ai ni peur ni même appréhension, trop occupé à observer le dandinement des bandes magnétiques et le manège des chocards qui se décident à prendre l’air.

La manche à air semble elle aussi reprendre vie. Je m’allonge dans mon harnais pour vérifier que je suis bien accroché, contrôle que les extrémités de l’aile sont dégagées. Je m’avance alors en essayant de ne pas trébucher, m’assure que les juges ont bien enregistré mon heure de décollage, puis cours enfin dans la pente, autant pour m’envoler que pour échapper à la touffeur et au regard des autres concurrents et des spectateurs.

Trois secondes à peine après avoir décollé, sûr de moi, j’engage mon aile dans un virage serré contre la pente au risque d’accrocher le sommet d’un pin sylvestre. J’entends un « Oh ! » qui s’élève du sol, sans y prêter attention. Après avoir gagné une cinquantaine de mètres, je file vers les antennes où la nuée de chocards balise une ascendance thermique — une pompe dans le jargon des libéristes et vélivoles — bien plus large. Encouragés par mon envol, les autres concurrents décollent en rafale à mes trousses.

Les premiers kilomètres, si tôt dans l’après-midi, sont malaisés, les thermiques, encore balbutiants, hachés et les brises de pente trop faibles. Je dois me contenter de petites bulles et rester dedans coûte que coûte, quitte à frôler les arbres. Déjà plusieurs autres ailes ont dû atterrir…

Une heure plus tard, je rejoins, en compagnie de quelques autres, la montagne du Cheval Blanc, un tas de caillasses plus élevé que les autres, point de ralliement des planeurs et libéristes de la région. Deux tactiques sont alors possibles pour filer au Nord. La première, la moins rapide mais la plus sûre, consiste à remonter la vallée de la Bléone en survolant une série de petits reliefs. Les zones d’atterrissage — les vaches dans notre jargon — sont assez nombreuses. L’autre possibilité consiste à suivre les crêtes et s’engager alors en haute montagne. Cette option, plus rapide, est bien moins sûre car si les ascendances faiblissent, le crash, dans ce désert d’altitude sans aucune « vache » possible, est assuré. Les 2500 mètres atteints, les autres ailes dégagent prudemment sur la Bléone. Après un bref moment d’hésitation, je poursuis sur les crêtes. Vingt kilomètres de tension extrême à guetter le moindre fléchissement de la brise qui se solderait par une descente expresse vers des ravins sans fond de schiste noir. Trente minutes à serrer les fesses en tentant de repérer la moindre faiblesse du relief où je pourrais, éventuellement, tenter un attero d’urgence.

Tendu comme une arbalète, j’atteins enfin la Tête de l’Estrop avec une bonne réserve d’altitude et une dizaine de minutes d’avance sur mes poursuivants. Epuisé, mais soulagé, je respire de grandes bouffées d’air frais avant de m’engager sur « L’autoroute de la Blanche ». Cette longue ligne de crêtes, alimentée par une brise de pente régulière, ne présente aucune difficulté sinon le risque de collision avec une autre aile ou un planeur.

Libéré de mon stress, chacune de ces secondes est un moment de bonheur… de bonheur intégral. Sous mes yeux défilent des nappes entrelacées de schistes noirs, de calcaires blancs et de grès ocre qui ondulent, se dressent vers le ciel avant de s’écrouler sur d’immenses pelouses rases. Une harde de chamois affolés par mon ombre, détale pour se perdre dans une combe étroite. Plus bas, les collines boisées et les champs de blé du pays de Seyne adoucissent la minéralité de ce monde lunaire.

Ce long intermède me permet de faire un point météo. Au Nord, vers le Champsaur et les Ecrins, l’horizon est encore dégagé. A l’Ouest, des têtes de gros nuages en forme de chou-fleur — des cumulus congestus — s’échappent de la brume de chaleur. Le défilement de mon ombre sur le sol et les herbes couchées annoncent un renforcement du vent de sud-ouest. Aucune inquiétude. Si les conditions se dégradent, je peux atterrir sans difficulté d’ici à L’Argentière-La-bessée. Seule la dernière ligne droite menant à Briançon recèle quelques pièges, dont un étroit canyon. D’ici là, j’ai le temps de voir venir…

Je rejoins, à 1700 m, la rive droite de la Durance après avoir survolé le lac de Serre-Ponçon et reprends bientôt de l’altitude dans une pompe qui me propulse à plus de 8 m/sec — trois fois la vitesse d’un ascenseur moderne ! Le sol s’éloigne à vue d’œil. Je coupe le son du vario pour le plaisir de piloter mon aile, « au nez ». Alors que je m’approche du centre de l’ascendance, je sens la chaleur du sol, son parfum de pierres chauffées à blanc, de genêts et de pins. Tout autour, de minuscules brindilles, des aiguilles de pins et des insectes, emportés par le tourbillon invisible, volent avec moi. Plus haut encore, un aigle juvénile, reconnaissable à ses cocardes blanches, rejoint mon tournoiement. Arrivé à mon niveau, il m’observe avec prudence sans montrer d’hostilité. En à peine trois minutes, je reprends en sa compagnie plus de mille mètres ! J’arrive ainsi, après quatre heures de vol et 80 kilomètres, à la verticale de l’aérodrome de Saint Crépin. Les autres ailes sont loin derrière. Au sol, la manche à air est horizontale. Le vent du Sud, qui dépasse maintenant les 40 km/h, s’est encore renforcé : brise de vallée ou approche du front froid ? « Tu montes chéri ? » La pompe de service, large et généreuse, est au rendez-vous. Bien sûr, je monte ! Pas le moment de tergiverser ou de faiblir alors que je suis probablement en tête de l’épreuve.

Je refais facilement un plafond à 2900 mètres, qui doit me permettre de rejoindre d’une seule traite Briançon. Arrivé sous les barbules — la base du nuage — je fais un dernier point. Vers Gap et Embrun, le rideau gris de nuages cumuliformes progresse lentement. Il me semble peu actif, presque immobile. Pourquoi s’en inquiéter ?

Néanmoins, par prudence, afin d’éviter les turbulences dans les basses couches, plutôt que tirer directement sur Briançon, je mets le cap sur un sommet du Queyras. Cela devrait me permettre d’éviter le survol du canyon et de ses lignes de haute tension. Pas envie de me retrouver dans cette toile d’araignée à basse altitude avec un vent, qui avec l’effet venturi —l’accélération des filets d’air lorsqu’une vallée se rétrécit — doit dépasser les 50 km/h. Mieux vaut rester en altitude pour le moment et ne descendre qu’à la verticale de Briançon quitte à perdre un peu de temps !

De manière assez prévisible, en attendant de rejoindre les crêtes, je traverse une belle dégueulante — l’inverse d’une ascendance. En quelques minutes à peine, je perds 200 mètres. Pas d’inquiétude, j’ai de la réserve et le relief n’est plus loin ! D’ailleurs, mon aile tire à gauche. Je contre à droite pour rentrer dans ce que je crois être une pompe. Alors que l’aile commence à rouler vers la droite, elle pique brutalement comme si un géant un peu neuneu s’amusait à soulever ma quille. « Putain… Je pars sur le dos ! » Je hurle en basculant subitement, tête en bas et pieds en haut. ! L’aile à la verticale, je tire tout à droite. Plutôt que partir sur le dos et se rompre, mon delta part alors violemment en wing-over — une manœuvre acrobatique consistant à faire un demi-tour en amenant l’aile partiellement sur le dos — puis en vrille. A la limite de la panique, les automatismes fonctionnent encore ; je tire la barre de contrôle pour accroître encore ma vitesse et reprendre enfin la maîtrise de l’aile. Malgré les fortes turbulences, elle se remet à voler en marsouinant avant de se stabiliser. Pas un instant, je n’ai songé à tirer le parachute de secours. J’ai fait une chute de 150 mètres, une moitié de Tour Eiffel, en quelques secondes. Un rouleau dû au relief ? Mais je ne suis sous le vent d’aucune montagne. Alors, un effet du front froid ? Mais celui-ci lambine encore à une vingtaine de kilomètres de là. Je n’y comprends rien, absolument rien et maudis cet air mystérieux aussi traître que la neige des avalanches. Oubliées l’expérience et les mille heures de vol. Je suis redevenu un débutant timoré. Je ne souhaite qu’une chose : retrouver le plancher des vaches aussi vite que possible. Le championnat, la possible qualification en équipe de France ou même l’atterrissage à Briançon ont perdu toute importance. Rien à foutre ! Je veux juste avoir les deux pieds au sol et ne plus trembler de peur.

En urgence absolue, incapable de raisonner, j’amène mon aile à la verticale de l’usine d’aluminium d’Argentière-la-Bessée et mets cap au Sud, face au vent de vallée. Mon alti indique encore 2 200 mètres. Cela suffit largement pour rejoindre les grands prés de Roche de Rame ou même de Saint Crépin. L’air discipliné par les reliefs de la vallée est moins turbulent, presque laminaire. Je me laisse descendre, face au vent en retrouvant peu à peu un rythme normal de respiration.

« Mais, c’est pas vrai ! » Après avoir perdu 500 mètres, je suis encore à la verticale de l’Argentière. Je tire la barre de contrôle jusqu’aux genoux et atteins alors 70 km/h, la vitesse maximale à ne pas dépasser, sans gagner un seul mètre. A 500 mètres sol, l’aile recule même sur la centrale électrique. « Non !… ». Je ne contrôle plus rien. Je vais me tuer. Je pense à Birgit, ma jeune épouse et à mon fils, Friedemann, qui vient d’avoir un an. J’ai préféré rester à voler dans les Alpes plutôt que fêter son premier anniversaire en Allemagne. Quel con ! Je ne peux rien faire. Tenter d’accélérer encore ne servirait à rien sinon à précipiter la fin ou même à casser l’aile à la moindre turbulence. A l’inverse, partir dos au vent, avec une vitesse sol de plus de 100 km/h, serait parfaitement suicidaire dans ce canyon zébré de lignes électriques.

Je crie comme un damné autant pour évacuer la peur que pour alerter des passants afin qu’ils puissent intervenir au cas où… Mais en plein mois d’août, l’usine est déserte. Plus le temps de penser, juste tirer la barre de contrôle et rester bien face au vent. Je ne suis plus qu’un bloc de peur et de sueur ! Je lutte avec la mort… à mains nues.

Plus que 200 mètres sol. Enfin, je gagne péniblement dix pauvres mètres. Alors que je me rapproche du sol, le vent freiné par le frottement sur le relief, faiblit un peu. Je conserve une vitesse de 70 km/h. J’avance mètre après mètre et sors enfin de la zone de la centrale électrique, de ses lignes, pylônes et transformateurs. Une lueur d’espoir. Je vais me fracasser sur les toits des ateliers, mais, peut-être, je ne me tuerai pas aujourd’hui. Enfin, alors que je ne suis plus qu’à 100 mètres du sol, je dépasse l’enceinte de l’usine. Plus que cinquante mètres. J’efface encore quelques lampadaires, une dernière ligne électrique. Incapable de réduire mon angle de piqué et donc la vitesse sans risque de reculer, l’aile percute brutalement un terrain vague avec une forte vitesse verticale, cassant net les deux montants de trapèze. Quel bonheur d’être encore en vie !

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